Focus sur… Les dangers et dérives du Lean Management quand il est mal employé, c'est à dire quand il est utilisé comme un outil, souvent pour répondre à des objectifs à court-termes au lieu d'être intégré comme une philosophie/système (l'organisation dans son ensemble) avec une ambition long-terme.
Première observation : le Lean demande beaucoup d'investissement financier car il exige des formations et des certifications conséquentes. Une première dérive consiste dans le fait que les organismes de formation et certains cabinets de conseil travaillent de concert pour récupérer les budgets formations des entreprises. Ce qui s’avère séduisant pour ces mêmes entreprises car « détaxés ».
Au delà de la réalité financière les plus grandes dérives, ou dangers, sont issus de son utilisation, son déploiement et des besoins qu’il est sensé adresser.
Initialement le Lean n'est pas fait pour réduire les coûts mais pour maîtriser et optimiser les processus et les opérations, et ainsi faire de la croissance ! Attention aux cabinets qui promettent 30% de réduction de coûts en quelques mois.
Revenons à la véritable définition du Lean management. Ou plutôt les définitions, tant les visions de cette pratique varient selon les points de vue. Pour Jean-Luc Ledys, consultant au sein du cabinet d'évaluation et de prévention des risques professionnels Technologia, "il s'agit, comme le terme de "management maigre" l'indique, de faire plus avec moins. Ce n'est pas un hasard si Carlos Ghosn, président de Renault et Nissan, parle volontiers de management frugal."
Pour Michaël Ballé, expert en la matière et co-auteur, avec Godefroy Beauvallet, de "Le Management Lean", "c'est un processus d'amélioration continue et de création de la valeur par l'élimination des gaspillages. Le Lean management ne doit surtout pas être réduit à un outil de réduction des coûts de main-d’œuvre. Au contraire, à mesure que les processus s'améliorent, l'entreprise doit réaffecter les ressources productives à de nouvelles tâches de création de valeur".
"Né dans les ateliers japonais de Toyota dans les années 1990, repris en main par les chercheurs américains du MIT (Massachussets Institute of Technology) dans les années 2000, le « Lean management » s'impose aujourd'hui dans une économie française en crise. Et c'est sans doute là le principal problème : les dirigeants d'entreprise n'en retiennent trop souvent que les gains de productivité, oubliant que c'est d'abord un système collectif d'amélioration continue."
Malheureusement, les experts autoproclamés ne retiennent de cette définition que la première partie : "Le problème du Lean management, c'est que ça fonctionne très bien, soupire Jean-Luc Ledys. La chasse aux gaspillages et aux temps perdus génère très rapidement des gains de productivité importants."
Le cabinet de conseil McKinsey a promu le Lean management à travers le monde en promettant 30 % de productivité supplémentaire à très court terme. Mais à quel prix ? "L'organisation d'une entreprise repose sur un triptyque, poursuit Jean-Luc Ledys : le retour sur investissement, la satisfaction des clients et le bien-être des salariés. Pour que l'entreprise fonctionne durablement, ce triptyque doit être équilibré. Or le Lean conduit trop souvent à oublier les salariés[1]."
Face aux différentes dérives, les partenaires sociaux sont de plus en plus éruptifs : quand Capgemini a voulu déployer des méthodes Lean, fin 2010, le CHSCT a demandé une expertise et la mise en place d'un comité de suivi. "Nous avons dû les rassurer en insistant sur le fait que nous misions davantage sur l'aspect participatif que purement productif du Lean management", explique Jacques Adoué, DRH du groupe de services informatiques.
Une méthode de management efficace sur le long terme
De fait, Marie-Pia Ignace insiste sur le fait que le Lean management doit être conçu comme "une logique collective d'amélioration continue. Il ne s'agit pas seulement d'écouter les collaborateurs, mais de les laisser agir eux-mêmes et d'accueillir les problèmes avec bienveillance, sans sanctionner le porteur de mauvaise nouvelle" (voir témoignage ci-dessous).
Mais pour Bertrand Jacquier, la participation des collaborateurs est sans doute l'aspect le plus dévoyé du Lean management : "En gros, on demande au salarié d'intensifier lui-même son travail et d'appauvrir ses tâches au seul profit de l'entreprise." C'est effectivement ce qui se produit quand le Lean est déployé dans une seule logique de réduction des coûts : "En France, on a tendance à engager un projet Lean dans l'urgence, pour faire face à la crise, observe Jean-Luc Ledys. On se retrouve alors dans la pratique la plus négative qui soit, entièrement focalisée sur la réduction des coûts."
C'est pourquoi Marie-Pia Ignace estime que le Lean management "ne peut être porté que par des managers qui s'inscrivent dans une logique d'amélioration de long terme, sans cette obsession des gains de productivité." Une équation difficile en période de crise…
Adapter le Lean à l’organisation
Didier Raffin, consultant en santé-sécurité au travail, enregistre des demandes de plus en plus nombreuses d’accompagnement à la mise en place de projets Lean. Les pratiques d’implantation sont très diverses et influencées par les cultures d’entreprises, les personnalités des managers, les contraintes techniques.
Pour améliorer la mise en place d’une démarche Lean, D.Raffin fait quelques préconisations. En amont, procéder à une analyse fine de l’activité réelle et non pas simplement décrite. L’approche du Lean ne doit pas être rigide mais adaptable en fonction des situations.
L’évolution des styles de management
Le Lean Management ne peut avoir de succès que lorsqu'il s'insère dans une culture d'entreprise prête à une telle transformation : l'état d’esprit et les comportements des managers disposés à laisser leurs subordonnés s’exprimer et prendre des initiatives, leur qualité d'écoute, un climat de travail sain et pas seulement court-termiste sont indispensables pour un tel changement d'envergure. A défaut, il faut envisager de renouveler les structures hiérarchiques trop autoritaires, strictement attachées aux décisions par voie descendante (top-down) et totalement rétives à l’inverse (bottom-up).
L'efficacité dépend de l'implication initiale de la hiérarchie, mais aussi du suivi des idées : la démarche d'innovation participative doit s’accompagner de véritables débats et de retours, à la fois dans l’application des suggestions et dans un système de récompense pour éviter des démarches participatives ressenties comme biaisées ou manipulées, au terme d'une concertation tronquée dans un cadre contraint de discussion ne permettant le débat que sur des activités ponctuelles, avec une autonomie seulement en apparence et des décisions prétendument consensuelles.
En clair, en fonction de la situation de l'entreprise, des objectifs à atteindre et des moyens qu'on veut bien se donner il y a le besoin de choisir le bon système à adapter.
La méthode Lean n'est qu'un enfant "amélioré" et "industrialisé" du cycle PDCA de Deming.
Dans beaucoup de cas, voire une large majorité, la méthode de Deming est largement suffisante pour arriver à ses fins sans avoir à investir massivement, comme l'oblige le Lean.
De plus, si la philosophie telle que celle de Deming est bien mise en place et intégrée alors l'effet boule de neige sera lancé et le management par le bon sens sera "libéré", puisque tout le monde tend à gérer son quotidien personnel et professionnel de la meilleure façon qui soit, tout naturellement.
En conclusion, toute démarche de progrès, quelle qu'elle soit nécessite un changement organisationnel et culturel de l'entreprise (Casser le modèle pyramidal, promouvoir le modèle transversal, chasser le management tel qu'on le connait et le remplacer par le leadership, développer le mode collaboratif à tous les niveaux de l'entreprise, faire confiance aux compétences et à la responsabilité de chacun, créer la synergie, libérer les énergies et les motivations).
Une démarche de progrès est un système, pas un outil, et nécessite donc une remise en question globale (et de tous !) pour que cela fonctionne. Et comme le management par le bon sens est une culture et un savoir-être, alors commençons par revoir nos comportements...
Quelques autres témoignages : « Un Lean souvent dévoyé pour la seule productivité »
La méthode Lean n’est pas forcément nocive, c’est son dévoiement qui pose problème, explique Christian Daniel, fondateur du cabinet Lean-Key, qui dit s’être initié au Lean depuis 25 ans, notamment au Japon :
"Je suis dégouté par l’utilisation qui est faite du Lean aujourd’hui, à cause des charlatans qui s’en sont emparés. Cette technique a un potentiel énorme et peut vraiment si elle est bien utilisée réconcilier productivité et qualité de travail."
De même, Alain Rojon, spécialiste du Lean chez PSA, assure, qu’après "quelques tâtonnements", que cette méthode a permis de réduire le nombre d’accidents dans les usines du groupe. Avant de déplorer qu’en France, "97% des entreprises qui mettent en place le Lean s’en servent uniquement pour augmenter la productivité".
"Nos constats sur l’application du Lean montrent des gains parfois substantiels de productivité, mais les gains pour les salariés sont beaucoup plus contestables. On peut expliquer cela par un véritable choc culturel. En France, la prédominance du court terme, les prérogatives décisionnelles des hiérarchiques et les effets de mode managériale… ont influencé la mise en œuvre de la démarche. On constate plus généralement une recherche de gains immédiats et une mise en place autoritaire du Lean. Bref, un détournement de la philosophie initiale par les managers en charge de l’appliquer sur le terrain. Les conséquences de ces dérives peuvent être lourdes : citons les réductions brutales d’effectifs, l’instauration de climats de défiance voire de peur, la déstabilisation des processus et des collectifs et, au final, une certaine perte de savoir-faire."
Les dérives du Lean "à la française". (Extrait d'un Dossier SECAFI sur le Lean, 2010)
[1] Et donc à créer du désengagement qui pourra, notamment, se traduire en absentéisme.
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